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Réflexions

La responsabilité sociale de l’entreprise: de la parole au chèque de paie

Texte du Journal Les Affaires – Publié le 18 avril 2015
Écrit par Monsieur Robert Dutton, entrepreneur en résidence de l’École d’Entrepreneurship de Beauce

En 2014, le CN a affiché des résultats financiers et une performance boursière enviables. Pourtant, son chef de la direction, M. Claude Mongeau, n’a pas touché son plein bonus pour l’année.

«En dépit d’une année marquée par de solides résultats […], peut-on lire dans l’Analyse de la rémunération du CN, en 2014, la Compagnie a connu une détérioration de ses indicateurs de sécurité quantitatifs par rapport à l’année dernière en partie en raison des mauvaises conditions hivernales.» Le même document annonce, qu’en 2015, «les objectifs en matière de sécurité joueront un rôle encore plus déterminant dans le facteur de rendement du PDG.»

Qu’on se rassure, M. Mongeau n’est pas menacé d’indigence. Les résultats commerciaux et financiers de son employeur lui ont mérité une rémunération tout à fait adéquate. Mais il convient de souligner que le CN, comme un nombre encore limité mais croissant d’entreprises, a l’intelligence et le courage d’incorporer dans son régime de rémunération variable des éléments non financiers, participant au vaste univers de la «responsabilité sociale».

Le CN n’est pas la seule entreprise à le faire. Des sociétés minières canadiennes comme Agnico Eagle et Goldcorp tiennent compte de la performance en matière de sécurité du travail dans le calcul de la prime de leurs dirigeants.

Chez la multinationale Alcoa, 20% de la rémunération incitative à court terme tient à 3 éléments non financiers de la performance: la sécurité, l’environnement et la diversité. Ces facteurs font l’objet de mesures et de cibles quantifiées: jours d’absence ou d’activité restreinte pour la sécurité, tonnes de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour l’environnement, progression de la proportion des femmes et des minorités visibles chez les professionnels et les gestionnaires de la société pour mesurer la performance en matière de diversité.

Maintenant que les entreprises se reconnaissent une responsabilité à l’endroit d’autres parties prenantes que leurs seuls actionnaires, il est normal que leur performance en matière de responsabilité sociale compte dans la rémunération de leurs dirigeants. Autrement, les belles paroles sur les valeurs qu’on trouve sur les sites Web risquent de rester à peine mieux que des vœux pieux.

Dis-moi pour quoi tu paies…

Si bien intentionnés fussent-ils, les premiers régimes de bonification des dirigeants ont montré leur potentiel d’effets pervers. On a découvert que, grâce à des régimes mal conçus, les dirigeants pouvaient parfois maximiser leur propre rémunération au détriment de l’intérêt des actionnaires. Des dirigeants ont manipulé le rythme de comptabilisation des bénéfices en fonction de leurs primes, ont induit en erreur des CA quant au potentiel réel de leur entreprise afin de fixer des objectifs facilement atteignables, ont pris trop ou pas assez de risques, ont évité des projets prometteurs mais «difficiles» ou ignoré le coût du capital.

Au fil du temps, les régimes de rémunération variable ont gagné en complexité afin d’éliminer ces effets pervers et d’aligner l’intérêt des dirigeants avec celui des actionnaires. Ce cheminement a aussi permis de constater que les régimes de rémunération sont le moyen pour les CA de communiquer aux dirigeants quels comportements et résultats sont vraiment privilégiés. Si les «valeurs d’entreprise» sont autre chose qu’un exercice de relations publiques, elles doivent se traduire en valeurs pour les dirigeants d’entreprise.

Aux États-Unis, nombre d’hôpitaux sont à but lucratif, parfois exploités par des sociétés cotées en Bourse. Comme dans toute entreprise d’importance, une part de la rémunération des dirigeants est variable. Le plus souvent, cette «performance» se mesure encore dans sa seule dimension financière. Mais une pratique émergente intègre des mesures de qualité de soins et de satisfaction des patients au calcul de la rémunération incitative annuelle.

Par exemple, pour les dirigeants de Tenet Healthcare Corporation et de ses 77 hôpitaux, 25% de la rémunération variable tient à des mesures comme le taux d’infections nosocomiales ou le taux de réadmission des patients. Même le chef de la direction financière du groupe voit sa rémunération liée au taux de satisfaction des patients. Depuis 2014, 15% de la rémunération incitative annuelle des dirigeants de Hospital Corporation of America (165 hôpitaux) est liée aux taux de diverses infections nosocomiales. Pour ces gestionnaires, le message est clair: la qualité n’est pas qu’un discours; elle trouvera le chemin de votre portefeuille.

Cette pratique n’est pas encore généralisée, mais la pression des groupes de consommateurs rend sa progression incontournable.

On dit souvent que les dirigeants communiquent davantage par leurs gestes que par leurs mots. Dans la même logique, on peut affirmer qu’un CA communique ses véritables priorités davantage avec des chèques qu’avec des paroles. Non seulement les entreprises pour qui la responsabilité sociale est une vraie priorité mesureront leur performance à cet égard, mais elles en tiendront compte dans la rémunération de leurs dirigeants.

Comme disent les anglophone, «Put your money where your mouth is!»